Fonder la diversité La prochaine rencontre des CCB aura lieu en Novembre 2000 et le thème central de ce regroupement sera sur "La diversité". Il existe de multiples éloges de la diversité, (diversités biologique, culturelle, religieuse, etc.) décrivant celle-ci, montrant sa nécessité (essentiellement par sa puissance de fécondation) et sa fonctionalité (au regard de l'évolution et de la complexité grandissante). Une chose est de constater cette diversité et de s'en nourrir, autre chose est de la fonder; c'est dans cette direction du fondement et du sens que je voudrais amener quelques éléments. Je le ferai dans le "champ" de la science et dans celui du religieux, ce qui permettra de l'insérer dans le champ du droit. Ici le mot "champ" signifie, dans une première approche, un domaine d'appréhension de connaissances par le genre humain. Grosso-modo, je subdivise l'appréhension de la connaissance en plusieurs champs qui s'interpellent l'un l'autre, mais qui ne sont pas réductibles l'un à l'autre : ce sont les champs de l'Art, de la Science, de la Philo, du Religieux (ou du Spirituel) et d'un autre champ, parfois oublié, celui du Droit (ou champ de la gestion de la Complexité). Aveugle dans le domaine de l'art, je laisse ce champ de côté (sans doute est-ce très dommageable), en partant de l'essentiel de ce qui me nourrit, ma pratique scientifique et ma foi chrétienne. Les mots réel, exister posent des difficultés; ainsi Dieu existe pour certains, l'espace-temps existe et est réel pour d'autres. Les théologiens savent bien que l'existence pour certains n'entraine pas l'existence en soi; on ne peut montrer l'existence en soi de Dieu. De même, et c'est moins connu, certains disent que les concepts d'espace et d'espace-temps sont un produit de l'esprit humain, ils affirment que l'espace (-temps) n'existe pas en soi. Voir le philosophe E. Kant, les scientifiques A. Calinon et H. Poincaré (l'un des fondateurs avec A. Einstein de la relativi té). Pour éviter certains malentendus, je prendrai le mot "exister" dans un sens large, par objectivation de dires subjectifs. Prenons les deux exemples dont il sera question par la suite. - "Jésus est le Fils de Dieu" - "L'espace-temps est courbe". Ce qui existe, ce sont les nombreux croyants qui disent la première phrase et les nombreux scientifiques qui affirment la seconde; ce qui authentifie ces dires pour nous aujourd'hui (nous ne sommes plus dans une civilisation de l'oralité), ce sont les nombreux textes qui en témoignent. A priori, chacun est enclin à penser que la première phrase est l'object d'une croyance et que la deuxième est un fait scientifique (objectif)...! du moins c'est la projection que je fais sur les lecteurs de ce texte. Pour le moment, tout cela paraît loin de "fonder la diversité"; annonçons plus clairement la couleur. - Dans le champ scientifique, le pluralisme théorique est maintenant un fait démontré : il existe plusieurs théories, conceptuellement différentes, mais mathématiquement et observationnellement équivalentes (décrivant donc le même ensemble de phénomènes). - Dans le champ du spirituel, "Jésus est Fils de Dieu", "Mahomet est Prophète d'Allah", "Bouddha est Maître de Sagesse", "Confucius ...", etc. sont équivalentes en soi. Cela peut paraître brutal, bon soyons plus explicite. Il n'y a pas d'article dans les phrases, je n'ai pas écrit "Jésus est LE Fils de Dieu" (ce qui est ma foi), mais "Jésus est Fils de Dieu" (dire théologique). Si les phrases "Jésus est le Fils de Dieu" et "Mahomet est le Prophête d'Allah" sont contradictoires, la phrase "Jésus est Fils de Dieu et Mahomet Prophête d'Allah" est correcte (et pour moi théologiquement correcte). Dans le champ de la science la phrase "l'espace-temps est courbe" n'a pas de sens en soi. Ce qui a du sens est "l'espace-temps est courbe dans le cadre théorique de la relativité générale d'Einstein", de même a du sens la phrase "l'espace-temps est plat dans le cadre de la théorie post-newtonnienne". Or ces deux cadres théoriques sont mathématiquement équivalents et expérimentalement indiscernables (dès que l'on valide une des deux théories, on valide l'autre). C'est le pluralisme théorique, cher à Henri Poincaré, bien explicité par Auguste Calinon et affirmé par Emmanuel Kant. Par ailleurs, le concept d'espace-temps, plat pour l'une des théories de la gravitation, courbe dans l'autre, est un concept méta-scientifique, autrement dit l'espace-temps n'existe pas en soi. Il va de soi qu'il y aurait beaucoup de développements à faire du point de vue philosophique (en s'appuyant sur le travail de G. G. Granger, en particulier sur son livre "la vérification") mais ce n'est pas l'objet de mon propos. L'essentiel à retenir est le pluralisme théorique dans le champ de la science, c'est à dire, la diversité est fondée dans ce champ de la connaissance. Maintenant, rien ne permet d'affirmer que ce pluralisme théorique puisse s'appliquer dans le champ du religieux, de la connaissance théologique, mais rien ne permet d'affirmer le contraire. J'opte raisonablement pour le "pluralisme théorique théologique", autrement dit pour fonder la diversité religieuse, d'où mon affirmation de la validité de la phrase "Jésus est Fils de Dieu, Mahomet est Prophète d'Allah, Bouddha est Maître de la Sagesse, ..." (sans l'article "Le"). Je voudrais alors l'étayer par une des méthodes propre au champ du religieux, en ayant recours à un peu d'exégèse. Etant chrétien, relisons les évangiles, dans la lignée développée par Stanislas Breton dans son livre "l'avenir du christianisme". Examinons la présence et l'absence de l'article défini "le" avant les mots Messie ou Christ et Fils de Dieu. L'évangile de Marc débute ainsi " Commencement de l'Evangile de Jésus Christ Fils de Dieu " (version de la TOB). Au chapitre 8, verset 29 Pierre s'exprime en disant " Tu es le Christ. ". Il n'y a pas l'article 'le' au verset 1 ; Dans les autres évangiles synoptiques, on retrouve avec des nuances ce même phénomène : Matthieu 1,18 et 16,16 ; Luc 1,28 et 9,20. Pour l'évangile de Jean c'est moins évident, cependant la première fois que le mot 'Jésus' (1,17) est employé, il n'y a pas l'article défini, et dès le premier témoignage, l'acte de foi de Jean-Baptiste (1,34), on retrouve 'le'. Est-ce anodin ? Examinons maintenant le célèbre passage de la Samaritaine : Evangile de Jean, chapitre 4, versets 1 à 42. Je propose de faire l'inventaire de tous les noms attribués à Jésus dans ce passage de l'évangile de Jean. Nous utiliserons différentes traductions en Français de la Bible : la TOB, la bible de Jérusalem, la traduction de Chouraqui. Verset/ qui TOB Bible de Jérusalem la traduction de Chouraqui 9 / la Samaritaine/ Toi un Juif/ Toi qui es Juif/ Un Iehoudi 11 / " /Seigneur, tu n'as/ Seigneur, tu n'as/ Adon, tu n'as 15 / " / Seigneur, donne-moi/ Seigneur, donne-moi/ Adon, donne-moi 19 / " /Seigneur, lui dit la/ Seigneur, je vois que/ Adon, je vois que femme, je vois que tu tu es un prophète tu es Un inspiré, es un prophète toi ! 25 / " /Je sais qu'un Messie / Je sais que le Messie/Je sais que le /doit venir - Celui doit venir - Celui Messiah vient, /qu'on appelle Christ qu'on appelle Christ celui qui est crié Christos 26 / Jésus /Je le suis, /Je le suis, /Moi je suis, moi qui te parle moi qui te parle moi qui te parle 29/la Samaritaine /Ne serait-il pas /Ne serait-il pas /N'est-il pas le Christ le Christ /le Messiah 30 /les disciples /Rabbi /Rabbi /Rabbi 42/les samaritains /nous savons qu'il /nous savons que nous savons qu'en est vraiment le c'est vraiment lui vérité c'est lui Sauveur du monde le Sauveur du monde le sauveur de l'univers - Il apparaît à l'évidence qu'il y a deux types de dénomination de Jésus : celles provenant de la raison, et celles exprimant un acte de foi , versets 9 et 19 avec un article indéfini, ou sans article, et les versets 29 et 42, avec L'article défini, signant cet acte de foi (au verset 42, il est même dit explicitement : nous croyons ...). - Le verset 25 est intermédiaire, plutôt acte de foi pour le premier membre avec le terme hébraïque Messie, et constatation (raison) avec le terme Christ, traduction grecque de Messie. Il y aurait beaucoup à développer sur ce verset, avec une expression de foi dans la culture maternelle et une relativisation sans article défini dans la culture grecque ( dominante ?, d'échange ?, intellectuelle ?). - Pour le verset 26, il est à noter que Jésus n'emploie pour lui-même aucun article, dans la traduction de Chouraqui ; pour les deux autres traductions, l'article " le " renvoie au mot Messie prononcé par la Samaritaine, et donc susceptible de trois traductions, a) Messie, b) un Messie, c) le Messie . A chacun de choisir . Pour moi, cette relecture de ce passage de Jean, confirme la nécessaire différence à faire entre un acte de foi et un acte de réflexion, acte de réflexion qui ouvre au dialogue inter-religieux. Il est important de s'appuyer sur cet absence d'article défini qui fonde la diversité de la manifestation de Dieu à l'humanité. Quand je prie, je dis Jésus-Fils de Dieu, en pensant Jésus le Fils de Dieu, et même inconsciemment Jésus le Fils unique de Dieu. J'exprime alors un aspect de ma foi, en ayant bien conscience de ma finitude et que j'ai à vivre un chemin d'amour parmi la multitude des chemins possibles. Quand je raisonne, je dis, mais pas toujours, Jésus, Fils de Dieu. A l'avenir dans toutes mes réflexions théologiques, je n'emploierai plus jamais l'article, ce qui ne m'empêchera pas de le dire dans des prières ou des témoignages de ma foi. C'est comme lorsque j'exerce mon activité scientifique, je suis empiriste, comme tout chercheur, et je dis par exemple : Soit l'espace-temps courbe de la relativité générale (il s'agit alors d'un espace-temps mathématique précis, élaboré au cours des siècles par l'esprit humain). Mais lorsque je discours à propos de la science, ma philosophie spontanée s'exprime comme par exemple lorsque je dis : l'espace-temps est et courbe et plat et fractal et... , une forme de réalisme voilé est ma tendance philosophique spontanée sous-jacente. Deux niveaux se présentent clairement, celui du 'Je' de la foi ou de la croyance, et celui de la 'raison'. Ces deux niveaux se présentent de manière similaire, aussi bien dans le cadre de l'activité scientifique que dans celui du religieux. Pour ménager un nécessaire espace inter-religieux, il faut faire l'effort de séparer ces deux niveaux, bien sur ; et savoir (finitude humaine et culturelle oblige), qu'au niveau de la raison il existe des tas de possibles ; en tout cas c'est vrai pour le champ du scientifique, le pluralisme théorique (qui de plus est fécond), et j'ai la faiblesse de penser que cela doit être encore plus vrai dans le champ du religieux. Vivons la diversité, elle est fondée. Michel Mizony, Vaulx-en-Velin, Novembre 2000