Chroniques Maths et …

Chroniques Maths et …

Versions étendues de mes chroniques dans Sciences et Avenir – La recherche.

Maths et cécité

Faut-il voir pour faire des maths ? Que la réponse à cette question vous paraisse évidente ou non, voyons voir…

Chez les jeunes enfants manipulant des formes ou comptant sur leurs doigts, la découverte des mathématiques passe par le toucher. Ensuite, à l’école, on écrit des chiffres et des opérations, sur le papier, le tableau ou la calculatrice. On dessine des triangles, des cercles, des courbes, des boîtes à moustache, etc. Tout ceci est finalement plus visuel que manuel. Aussi les adaptations pour élèves non-voyants leur demandent des efforts particuliers de concentration.

Qu’en est-il des personnes non-voyantes dans le domaine de la recherche mathématique ? Là aussi, adaptation et concentration sont nécessaires, notamment pour l’accès à la littérature scientifique. Certes peu nombreux, des mathématiciens aveugles se distinguent par leurs capacités à imaginer ce que personne n’avait « vu » avant eux.

Comment peut-on être aveugle et grand mathématicien ? Grande question abordée par le neuroscientifique Stanislas Dehaene dans un récent épisode de son podcast « Des idées dans la tête », où il parle d’un mathématicien anglais du 18ème siècle.

Aveugle et grand mathématicien, ce fut aussi le cas du mathématicien français du 20ème siècle Louis Antoine (1888—1971), créateur d’un objet mathématique grâce auquel il a démontré une propriété surprenante de notre espace à trois dimensions : le « collier d’Antoine », objet fractal impossible à visualiser complètement.

Plus près de nous, dans les années 1970, un autre mathématicien français aveugle, Bernard Morin (1931—2018) a trouvé un « retournement de la sphère ». Ceci aussi défie notre intuition visuelle. Imaginez une sphère faite dans un genre de tissu élastique capable de se traverser lui-même sans se percer. Pouvez-vous mentalement retourner cette sphère pour que son intérieur se retrouve à l’extérieur et vice versa, le tout sans couper, ni plier, ni pincer le tissu ?

Après avoir résolu l’énigme, Bernard Morin est allé jusqu’à fabriquer des modèles en argile pour faire comprendre à ses collègues ce qu’il avait en tête. Ces modèles furent même reproduits en « grillage à poule », en guise de tissu magique, par le mathématicien américain Charles Pugh : on peut les admirer dans un film fascinant de 1976, incroyable pour l’époque avec les animations graphiques de l’informaticien Nelson Max : « Turning a sphere inside out » (en anglais comme son titre l’indique), sous la direction de la physicienne Judith Bregman. Cependant, même les visualisations modernes restent difficiles à comprendre, rendant la prouesse de Bernard Morin d’autant plus remarquable.

On pourrait citer d’autres exemples de mathématiciens aveugles aux talents de géomètre exceptionnels, comme le français Emmanuel Giroux, dont les travaux ont fait faire un bond en avant à la géométrie dite de contact. Qui a dit handicap ?

Mathématiques par Sylvie Benzoni, Quand la concentration permet de manipuler mentalement des formes mathématiques, Sciences et Avenir – La recherche, Octobre 2024.

Maths et sport

Faire 10 000 pas. La réalisation ou non de cet objectif journalier est scrutée par nombre de personnes sur leur montre connectée ou leur smartphone. Des gadgets omniprésents dans notre vie qui mesurent également des données de santé en lien avec l’activité physique, comme la fréquence cardiaque, c’est-à-dire le nombre de battements du cœur par minute, et son évolution au cours de la journée.

L’observation et l’interprétation des courbes ainsi obtenues est un exemple d’activité mathématique largement pratiquée, en interaction avec notre corps : on y observe les pics liés aux efforts fournis, on fait attention à ne pas dépasser le seuil recommandé selon son âge (autour de 180 à 40 ans), on essaie de faire baisser la fréquence moyenne en adaptant son activité.

Les sportifs n’ont pas attendu Internet pour contrôler leurs paramètres physiques afin d’améliorer leurs performances. Outre la fréquence cardiaque, leurs coachs surveillent notamment leur consommation maximale d’oxygène, aussi connue sous le terme VO2max : plus elle est élevée chez un ou une athlète, cycliste, nageur ou nageuse, plus son corps aura de l’énergie à dépenser et pourra repousser ses limites.

Au-delà de savoirs empiriques, on peut modéliser et ainsi quantifier les performances sportives en fonction de données physiologiques et de stratégies de course, entre partir trop ou pas assez vite par exemple, comme l’explique la mathématicienne Amandine Aftalion dans son livre Pourquoi est-on penché dans les virages ? (CNRS Éditions 2023). Autrement dit, il existe une manière scientifique de faire du « contrôle » : c’est même un domaine entier des mathématiques.

Mathématiques par Sylvie Benzoni, Maths et sport: tout est dans le contrôle, Sciences et Avenir – La recherche, Juillet/août 2024.

Maths et mixité

La mixité, voici un terme qui fait parler ! En France, la mixité filles-garçons est la norme à l’école. Elle rime avec parité, du moins au début de la scolarité, mais pas du tout avec égalité. Dès que l’orientation est à l’œuvre, des disparités apparaissent. C’est particulièrement vrai en mathématiques et sciences du numérique, beaucoup moins « choisies » par les filles que par les garçons au lycée.

Comme le révèlent des commentaires acerbes suite à la publication du livre Matheuses par la sociologue Clémence Perronnet, la médiatrice scientifique Claire Marc et la mathématicienne Olga Paris-Romaskevich (CNRS Éditions 2024), l’idée que ce prétendu choix est en fait orienté par la société, à commencer par l’école, est loin d’être claire pour tout le monde. « Faut-il aller au-delà de leur souhait et de leur préférence ? » peut-on lire en 2024 à propos des filles au lycée. Les preuves ne manquent pourtant pas, notamment dans ce livre et ses nombreuses références, que ces « souhaits » et « préférences » ne sont que des constructions sociales !

Alors que faire pour inverser la tendance ? Des activités non-mixtes ! Car n’en déplaise aux contempteurs, les stages ou compétitions réservées aux jeunes femmes portent leurs fruits. Qu’il s’agisse de stages pour lycéennes portant des noms féminins poétiques comme les Cigales, Fourmis, Cigognes, Mouettes ou encore Marmottes, de stages Math C pour L s’adressant aux étudiantes de licence ou d’Olympiades féminines de mathématiques, les participantes en sortent renforcées pour la vie.

Des initiatives non-mixtes ont également vu le jour dans le monde académique, l’une des premières étant la série de conférences « Women in numbers », qui a contribué à faire émerger toute une communauté de théoriciennes des nombres. Les conférences « Women only » sont aujourd’hui variées et appréciées, y compris par des mathématiciennes initialement réticentes. Preuve qu’elles répondent à un besoin, dans l’attente d’un monde mathématique plus équilibré. Renoncer ponctuellement à la mixité pour tendre vers la parité et son but ultime, l’égalité en mathématiques, est une idée qui fait son chemin, à laquelle le livre Matheuses consacre d’ailleurs tout un chapitre.

Mathématiques par Sylvie Benzoni, Quand la non-mixité favorise l’égalité, Sciences et Avenir – La recherche, Mai 2024.

Maths et chiffres

Compter fait partie des toutes premières compétences acquises par les humains au cours de leur éducation. Avec la reconnaissance de formes, c’est leur premier contact avec les mathématiques. L’omniprésence des chiffres se poursuit tout au long de la scolarité, de sorte que les mathématiques sont souvent qualifiées de « science des chiffres ». Une appellation réductrice et trompeuse.

Certes les nombres jouent un rôle important. La communauté mathématique les aime au point de s’amuser avec la numérologie des dates, que ce soit pour souhaiter une bonne année « tétraédrique » (2024) comme Mickaël Launay ou pour faire du 14 mars (3-14 en notation états-unienne) le « jour de pi », une journée internationale de célébration des mathématiques.

Les fractions, si difficiles à cerner et enseigner (voir par exemple l’ouvrage collectif Histoire de fractions, fractions d’histoire, Birkhaüser 1992), surgissent de toutes parts en mathématiques, naturellement en combinatoire et théorie des probabilités mais aussi dans des raffinements pointus de domaines variés comme l’algèbre, l’analyse, la modélisation.

Cependant, la théorie des nombres en tant que telle occupe une place limitée dans la cartographie des mathématiques : une station sur la ligne « arithmétique » de la carte de métro mathématique de la Maison Poincaré à Paris, la galaxie « arithmétique » n’étant qu’une parmi d’autres sur la carte de l’Univers des mathématiques concoctée par l’Institut national des sciences mathématiques et de leurs interactions au sein du CNRS.

Ce sont ses interactions avec d’autres domaines comme l’algèbre, l’analyse et de nombreux pans de la géométrie, qui rendent la théorie des nombres si importante.

C’est pourquoi les mathématiques sont beaucoup plus que la science des chiffres. Et l’on peut devenir mathématicienne sans connaître ses tables de multiplication !

Mathématiques par Sylvie Benzoni, Au-delà de la science des chiffres, Sciences et Avenir – La recherche, Mars 2024.

Maths et mains

Mettre les mains dans les maths ne va pas de soi. Pourtant, tout le monde a déjà fait un nœud. C’est une manière tangible d’approcher les maths. On le constate dans les musées et centres de sciences : toucher des objets donne la sensation de mieux comprendre les théories.

Depuis toujours les humains fabriquent des objets porteurs de maths sans forcément le savoir : nœuds, tissus, dés, escaliers, voûtes, etc. Au 19ème siècle s’est développée une industrie d’objets conçus par des scientifiques pour illustrer toutes sortes de notions en trois dimensions. Leur heure de gloire passée du point de vue pédagogique, ces objets ont été réappropriés par des artistes surréalistes comme Man Ray (voir le site des objets de l’Institut Henri Poincaré et le film « Man Ray et les équations shakespeariennes »).

Pour autant, la communauté mathématique a continué à produire des objets. Rares sont les départements universitaires qui n’en possèdent pas. On pourrait croire que l’avènement du numérique les auraient remisés au placard. Pas du tout ! Rien de tel, par exemple, que de tirer entre pouces et index sur un bout de caténoïde pour constater qu’il colle parfaitement à un hélicoïde. Une image animée n’a pas le même effet Waouh !

On organise même des « Fabrikathons » pour imaginer et réaliser de nouveaux objets. Avec l’aide d’outils modernes tels que des imprimantes 3D, dont la programmation et le fonctionnement ont un intérêt pédagogique certain. Ou encore à la main.

Une mathématicienne du 20ème siècle méconnue, Françoise Pécaut Tison, autrice d’un livre fascinant sur la « cristallographie mathématique », a consacré une bonne part de sa vie à concevoir, découper, scier, polir des objets merveilleux en bois, carton, plâtre, résine, métal, céramique. La frontière entre maths et art est ténue.

Mathématiques par Sylvie Benzoni, Ces beaux objets porteurs de maths sans qu’on y pense, Sciences et Avenir – La recherche, Janvier 2024.

Maths et éthique

Si éthique rime avec mathématiques, les associer ne va pas de soi pour celles et ceux qui les pratiquent. L’extraordinaire et presque centenaire mathématicien Jean-Pierre Serre l’affirmait tout de go dans la revue Archicubes en 2015 : « En mathématique, l’éthique ne pose pas de problème. » Vraiment ?

Ce n’est pas l’avis du mathématicien Maurice Chiodo, porteur d’un projet de recherche sur l’éthique en mathématiques. Car le rôle des mathématiques dans la crise financière de 2008 ou dans les dérives de l’intelligence artificielle est indéniable, et l’on peut imaginer d’autres usages à des fins dommageables, y compris de résultats en apparence très théoriques. Que devrions-faire, par exemple, de la découverte d’un algorithme rapide de factorisation des nombres entiers, qui ruinerait le principe de base de toutes les communications cryptées ?

Chiodo déplore que la communauté mathématique ne se sente pas plus concernée par l’impact de notre science sur la société. Lorsque la philosophe Marlène Jouan a entrepris de s’intéresser à la question, elle a été elle-même surprise. Depuis, elle fait la tournée des laboratoires de mathématiques pour exposer le fruit de ses recherches sur ce thème émergeant.

L’idée a été avancée notamment par la mathématicienne et vulgarisatrice Hannah Fry d’un « serment d’Hippocrate » pour les mathématiques et les sciences du numérique. Quoi qu’il en soit, la meilleure façon d’éviter un mésusage des mathématiques est que notre communauté y réfléchisse elle-même. Il serait temps !

Mathématiques par Sylvie Benzoni, Pour un serment d’Hippocrate en mathématiques, Sciences et Avenir – La recherche, Novembre 2023.

Maths et pédagogie

C’est la rentrée, bienvenue en mathématiques ! Une matière clivante, qui caracole en tête des moins aimées comme des matières préférées des élèves. Au titre du film d’Olivier Peyon « Comment j’ai détesté les maths », on peut opposer d’innombrables raisons pour lesquelles on aime les maths, on peine à convaincre les sceptiques.

La culture mathématique étant un enjeu de société, le Ministère de l’éducation nationale a lancé un « plan maths ». Bienvenue donc aux élèves de 6ème ou de 2nde qui auront une heure de maths en plus dans leur emploi du temps, et aux élèves de 1ère générale qui n’ont pas choisi la spécialité maths et auront désormais 1h30 de maths en « tronc commun ».

Le ministère encourage de plus les clubs de maths au collège. En arrivant au club dont j’ai le plaisir d’être marraine, on peut lire « Bienvenue en mathématiques » en lettres colorées au-dessus de la porte. On entre alors dans une salle de classe pleine d’objets variés, dont les élèves peuvent s’emparer à leur guise, pour manipuler, construire, jouer, réfléchir, par petits groupes de tous niveaux. Cette salle est gaie et les élèves s’y pressent avec le sourire.

Peut-être connaissez-vous cette blague potache : combien faut-il de profs de maths pour faire une soustraction ? Il suffit d’un ou une seule pour faire la différence ! Alors en cette rentrée je voudrais encourager tous ces profs qui font la différence, que ce soit dans leur club de maths ou bien sûr tout simplement en classe.

Mathématiques par Sylvie Benzoni, Bienvenue en mathématiques, Sciences et Avenir – La recherche, Septembre 2023.

Maths et énergie

Que d’énergies ! Sans parler de son usage dans des thérapies non scientifiques, le mot « énergie » est omniprésent, souvent affublé d’une épithète dans le langage courant : solaire, nucléaire, fossile, hydraulique, éolienne…

En sciences physiques les épithètes sont nombreuses aussi : cinétique, potentielle, thermique, électromagnétique… On apprend à l’école que l’énergie est une quantité se mesurant en joules, conservée lorsque le système physique considéré est isolé. Plus tard on peut rencontrer la célèbre formule E=mc² de la théorie de la relativité restreinte.

Pour une mathématicienne, il est perturbant qu’une notion ne réponde pas à une définition claire et nette. J’ai donc poussé dans ses retranchements un collègue physicien. Et la discussion nous a ramenés à … une mathématicienne !

Pas Émilie du Châtelet, qui menait au 18e siècle des expériences sur l’énergie cinétique, mais Emmy Noether, mathématicienne du 20e siècle ayant démontré comment les symétries d’un système physique sont reliées à des quantités conservées.

Sans surprise, l’énergie de la mécanique classique fait partie de ces quantités. Cependant, une contribution majeure d’Emmy Noether à la physique mathématique a été d’éclaircir la question de l’énergie dans la théorie de la relativité générale. Ce fait lui avait valu l’estime d’Einstein, entre autres. Il est expliqué par Yvette Kosmann-Schwarzbach dans son livre Les théorèmes de Noether (Éditions de l’École Polytechnique 2006, version anglaise enrichie Springer 2011).

Ainsi, avant de délaisser la physique mathématique pour l’algèbre, Emmy Noether avait posé les bases de ce que les physiciens appellent aujourd’hui les « théories de jauge ». Ceci reste curieusement méconnu.

Mathématiques par Sylvie Benzoni, L’énergie d’Emmy Noether, Sciences et Avenir – La recherche, Juin 2023.

Maths et mots

Le langage de la médecine désigne par des termes techniques des réalités que nous vivons dans notre chair et que nous nommons souvent de manière plus crue.

À l’inverse, le langage des mathématiques « recycle » des mots communs pour désigner des concepts abstraits. Gérald Tenenbaum en développe quelques exemples dans son livre Des mots & des maths (Odile Jacob 2019). Racines, puissances, fonctions, origines, groupes, corps, spectres : les exemples sont nombreux et certains ont de quoi faire peur, comme le soutient la psychothérapeute Anne Siety depuis longtemps, en particulier dans son livre Qui a peur des mathématiques ? (Denoël 2012).

Même sans avoir peur, il faut du temps pour comprendre un concept mathématique, qu’il porte un nom recyclé ou inventé. Si l’on ajoute à cela les adjectifs utilisés de manière péremptoire – évident, facile, trivial, ou alors beau, élégant, profond – on voit que la langue mathématique est étrange et mystérieuse.

Certains essaient de percer le mystère, comme Léo Larroche dans L’imprécis de vocabulaire mathématique (Athénor 2018). Cela prend des années pour assimiler les codes de la langue mathématique. Il est rare que cet apprentissage se fasse sans heurt.

Ceci justifie sans doute l’une des 21 mesures pour l’enseignement des mathématiques prônées dans le rapport Torossian—Villani, qui met les mots au centre d’un triptyque : « manipuler, verbaliser, abstraire ». Il est frappant qu’il vienne de deux chercheurs de métier, car la recherche mathématique relève grosso modo de ce même triptyque.

Faire des mathématiques, en recherche comme à l’école, c’est d’abord accepter de ne pas tout comprendre du premier coup, puis y trouver du plaisir.

Mathématiques par Sylvie Benzoni, Sous les mots, le plaisir de comprendre, Sciences et Avenir – La recherche, Avril 2023.

Maths et dimensions

Dans la vie courante, les dimensions d’un objet sont des nombres mesurant sa taille. Par exemple, la hauteur, la largeur et la profondeur d’un placard. Mathématiquement parlant, on dit que la dimension du placard est égale à trois. Comme tous les objets qui nous entourent, il est « en 3D ». Cependant, certains objets comme les feuilles de papier et les toiles sont tellement fins qu’on peut les voir comme des objets 2D.

Les humains ont développé depuis longtemps des techniques de perspective pour représenter en 2D des objets 3D. Avant les logiciels de dessin assisté par ordinateur ou de géométrie dynamique, on enseignait la géométrie descriptive de Gaspard Monge (1746-1818) grâce à laquelle on produisait des dessins fascinants de toutes sortes d’objets : des « épures », dont la bibliothèque de l’IHP par exemple conserve quelques traces.

L’approche et la représentation des dimensions supérieures est plus récente. Elle suscite même un blocage chez nombre de personnes. Pourtant, il est probable que ces mêmes personnes manipulent des espaces de grande dimension sans s’en rendre compte.

C’est le cas notamment si elles travaillent sur des tableaux de données. Par exemple les données biologiques et médicales d’une population : âge, poids, taille, rythme cardiaque, tension et glycémie fournissent déjà six dimensions. Les grandes masses de données collectées par les géants du web sont en dimension bien plus grande encore.

Dès 1895 le savant Henri Poincaré écrivait : « La Géométrie à n dimensions a un objet réel ; personne n’en doute aujourd’hui. Les êtres de l’hyperespace sont susceptibles de définitions précises comme ceux de l’espace ordinaire, et si nous ne pouvons nous les représenter, nous pouvons les concevoir et les étudier. »

L’étude mathématique des espaces de grande dimension réserve bien des surprises. Pensez par exemple à une boule dans une boîte de côté égal au diamètre de la boule. Dans notre espace 3D, la boule occupe environ 50% du volume. Dans un espace 6D, ce n’est plus que 8%, et ce taux d’occupation par la boule dans la boîte tombe à moins de 1 pour mille dès la dimension 11. Selon ce que l’on cherche à faire, cela peut être un avantage ou non.

En sciences des données on parle de « fléau de la dimension », lié au fait que les données sont concentrées dans une petite portion de l’espace. C’est un sujet au carrefour de la statistique, de la géométrie et de la topologie.

Mathématiques par Sylvie Benzoni, Une affaire de dimension, Sciences et Avenir – La recherche, Février 2023.

Maths et sculpture

Verre, aluminium, laine, bois, acier. Ces matériaux de construction sont également prisés par des artistes sculptant des formes aussi esthétiques que mathématiques.

Les « nœuds sauvages » de Jean-Michel Othoniel, colliers géants de perles en verre soufflé ou en inox reflètent une théorie développée par le mathématicien mexicain Aubin Arroyo.

Les « aiguilles » de Toshimasa Kikuchi représentent dans de splendides bois laqués des surfaces de courbure négative constante, une propriété partagée par les pseudosphères en aluminium d’Hiroshi Sugimoto. Ces surfaces qui en chaque point (ou presque) ressemblent à une selle de cheval relèvent de la géométrie dite hyperbolique.

Les coraux multicolores imaginés par Christine et Margaret Wertheim et réalisés au crochet par une multitude de volontaires sont une autre manière de toucher du doigt cette géométrie bien particulière, tout en militant pour la protection des récifs coralliens !

Si elles font appel à une géométrie plus classique, les monumentales surfaces en acier constituant « la matière du temps » de Richard Serra n’en sont pas moins fascinantes.

Au travers de l’émotion esthétique qu’elles suscitent, toutes ces œuvres semblent plus tangibles que les concepts mathématiques qu’elles abritent. Pour autant, elles n’en représentent qu’une forme tronquée. Elles suggèrent l’infini sans pouvoir le montrer tout à fait. À nous alors de l’imaginer.

Mathématiques par Sylvie Benzoni, Toucher du doigt l’infini, Sciences et Avenir – La recherche, décembre 2022.

Maths et danse

Du breakdance au ballet en passant par la danse serpentine de Loïe Fuller, toutes les formes de danse procurent du plaisir en faisant appel à la perception du corps dans l’espace et le temps. Il y a de la vie dans une chorégraphie, des mathématiques aussi.

Posez un verre d’eau dans la paume de votre main et faites-lui faire un tour sans le renverser. Votre bras est dans une position inconfortable. Faites faire un second tour au verre : votre bras se dénoue et vous venez de comprendre un théorème (sur le groupe fondamental de SO(3)) !

Lors de sa rencontre avec l’algèbre abstraite à l’université de Harvard, la mathématicienne américaine Amie Wilkinson fut déroutée par la notion de groupe, comme elle le raconte dans son podcast avec Steve Strogatz. En adoptant un point de vue dynamique, ce qui est devenu sa spécialité, tout s’est éclairci : les groupes, ces objets abstraits, sont des ensembles de mouvements.

Ce qui nous ramène à la danse. La mathématicienne et danseuse lyonnaise Nermin Salepci nourrit d’ailleurs ses chorégraphies de « mouvements invisibles » mathématiques. Des mouvements bien visibles représentent les « groupes de tresses » dans une chorégraphie envoûtante de Nancy Scherich, elle aussi mathématicienne et danseuse passionnée.

L’idée de faire percevoir les maths par la danse a également été saisie par des enseignantes et enseignants. Par exemple François Sauvageot à Nantes et Lara Thomas à Saint-Étienne font littéralement danser les maths. Pour leurs élèves, l’expérience est inoubliable. Mal aux maths ? Le bon traitement, c’est peut-être le mouvement !

Mathématiques par Sylvie Benzoni, Percevoir les maths par la danse, Sciences et Avenir – La recherche, octobre 2022.

Maths et démocratie

La saison des élections est passée. C’est le moment ou jamais de réfléchir à la façon dont nous élisons nos représentantes et représentants. Dans Sciences et Avenir au mois d’avril dernier, Claire Mathieu attirait l’attention sur le vote utile aux élections présidentielles, qui relève d’un défaut du scrutin majoritaire à deux tours, et sur l’alternative appelée jugement majoritaire, mise en œuvre à la primaire populaire.

L’étude des modes de scrutin fait partie de la « théorie du choix social ». Elle remonte au moins à Condorcet, savant et politicien français du 18ème siècle. Ses développements ultérieurs ont conduit à toute une variété de méthodes possibles, que ce soit pour élire une personne (scrutin uninominal) ou une assemblée (scrutin de liste). Aucune méthode n’est parfaite, on peut même le démontrer, mais certaines ont plus de défauts que d’autres.

Les mathématiciens Étienne Mann et Théo Jamin abordaient ce sujet en 2020 dans The conversation. À l’occasion de l’élection présidentielle 2022, le journal Le Monde racontait comment « La science passe au crible les différents modes de scrutin ». Une journée « Maths et démocratie : le vote à la loupe » fut par ailleurs organisée par la Fondation Sciences Mathématiques de Paris en juin 2022.

Dans leur récent livre Comment être élu à tous les coups ? (EDP Sciences), dont on peut lire une recension sur le site CultureMath, les mathématiciens Jean-Baptiste Aubin et Antoine Rolland font le tour des propriétés souhaitables d’un mode de scrutin et les examinent sur nombre d’exemples. Il en ressort notamment que plusieurs méthodes sont préférables à notre bon vieux scrutin majoritaire à deux tours. On pourra par exemple écouter Antoine Rolland et Adrien Rossille au Salon de la culture et des jeux mathématiques 2022.

Bien sûr il n’y a pas que les considérations logiques qui comptent, dans ce sujet au carrefour des mathématiques, de la sociologie et de la politique. Diverses études de laboratoire et de terrain sont menées pour évaluer la perception et la réaction des électeurs et électrices, comme évoqué dans l’article du Monde cité plus haut. Tout ceci donne du grain à moudre à notre démocratie, qui en a certainement bien besoin.

Mathématiques par Sylvie Benzoni, De l’importance des propriétés des modes de scrutin, Sciences et Avenir – La recherche, juillet-août 2022.

Maths et abstraction

La carte n’est pas le territoire. C’est une représentation visuelle, parfois tactile, d’une partie de notre monde, une partie « concrète » que nous pourrions parcourir pour de vrai, avec notre corps et une solide paire de chaussures.

Savoir lire une carte est une capacité d’abstraction largement partagée, même si elle se perd depuis qu’on a des GPS.

Le langage en est une autre. Les enfants apprennent sans mal le concept de table, pour parler d’un objet concret, malgré la variété de formes et de tailles des tables.

Les capacités d’abstraction sont bien moins partagées lorsqu’il s’agit de les mettre en œuvre en mathématiques. Une discipline qui allie représentations et langage. Comme dans La Trahison des images de Magritte : la représentation d’une pipe n’est pas une pipe.

Le langage mathématique a cet avantage sur le langage courant qu’il est parfaitement défini. Les définitions mathématiques se construisent les unes après les autres, elles ne tournent pas en rond comme celles du dictionnaire. Ceci n’empêche pas les représentations mathématiques d’être variées. Un même objet mathématique peut être représenté de diverses manières. C’est le cas du tore, qu’on peut voir comme une bouée, objet concret, ou comme un carré dont on recolle les côtés deux à deux, cette représentation jouant le rôle d’une carte.

S’exercer à se représenter mentalement les mathématiques est un sport comme un autre. Tout le monde devrait avoir droit à l’entraînement, avec ses ratés, ses réussites.

C’est l’un des messages portés par David Bessis dans son livre Mathematica: Une aventure au cœur de nous-mêmes (Seuil). Pour aller plus loin on peut revoir la soirée-débat qui a eu lieu avec lui à l’Institut Henri Poincaré sur le thème: « Les mathématiques, une science humaine? ».

Mathématiques par Sylvie Benzoni, La carte n’est pas le territoire, Sciences et Avenir – La recherche, mai 2022.

Maths et vivant

Il y a des mathématiques dans les sciences du vivant ! Ceci est apparu aux yeux du monde avec la pandémie de Covid-19. Mais il n’y a pas que l’exponentielle dans la vie.

La complexité du vivant en fait une source inépuisable de problèmes posés à l’humanité, que ce soit pour soigner ou prévenir les maladies, pour préserver ou restaurer les écosystèmes, etc.

Leur résolution suppose la compréhension et la prédiction de phénomènes microscopiques ou à plus grande échelle – on parle alors de biologie des systèmes – ainsi que l’analyse des innombrables données produites par les laboratoires.

Ces deux types d’approche relèvent de ce que le mathématicien et biologiste des systèmes Jeremy Gunawardena appelait respectivement « modélisation prospective » et « modélisation rétrospective » dans un essai paru en 2014, intitulé Les modèles en biologie : « des descriptions précises de notre pensée pathétique ».

Dans un sens ou dans l’autre, ce que l’on appelle globalement la biologie quantitative est un travail à l’interface entre la biologie, la médecine, les sciences physiques, l’informatique et les mathématiques.

Les modèles mathématiques mis en œuvre sont de nature variée, mais ils ont ceci en commun qu’ils partent d’hypothèses et permettent d’en déduire des conclusions de manière logique, irréfutable. Encore faut-il que les hypothèses soient correctes. C’est l’un des messages de Gunawardena.

Comme dans toute recherche interdisciplinaire, les chercheurs et chercheuses doivent d’abord trouver un langage commun. Puis, une fois le problème posé, elles et ils doivent trouver un compromis entre des modèles trop grossiers, comme un modèle fondé sur le seul R_0 en épidémiologie, et des modèles trop détaillés, dépendant de paramètres artificiels ou qu’on ne sait pas mesurer. Enfin il faut confronter les modèles à la réalité, pour tester la validité des hypothèses.

La modélisation du vivant est tout un art, en plein essor. Deux programmes thématiques y ont été consacrés récemment à l’Institut Henri Poincaré : Évolution quantitative, phylogénie et écologie et Modélisation mathématique de l’organisation du vivant.

Mathématiques par Sylvie Benzoni, L’art de la modélisation du vivant, Sciences et Avenir – La recherche, mars 2022.

Maths et ordinateurs

À quoi sert un ordinateur pour une mathématicienne ? À communiquer et à s’informer, comme pour tout le monde même si c’est depuis plus longtemps, depuis le tout début d’internet.

À écrire des articles, cours et livres, avec un logiciel spécifiquement conçu pour les mathématiques et leurs innombrables symboles.

L’ordinateur sert aussi à faire des « simulations numériques », à résoudre de manière approchée les équations qu’on ne sait pas résoudre à la main – les premiers calculateurs électroniques furent mis au point pour cela au milieu du 20ème siècle.

Il permet de guider l’intuition, de tester par le calcul des conjectures, c’est-à-dire des affirmations qu’on pense vraies mais qu’on ne sait pas démontrer.

Le nombre de tests possibles étant fini, l’ordinateur ne remplace pas le travail de la mathématicienne, contrairement à ce qu’affirmait Claude Allègre alors ministre de l’éducation (« Les maths sont en train de se dévaluer de manière quasi inéluctable. Désormais, il y a des machines pour faire les calculs » France-soir, 29 novembre 1999, citation rappelée en 2011 par Stéphane Jaffard dans Images des mathématiques).

Car la preuve est essentielle en mathématiques, et la preuve dans un nombre de cas aussi grand soit-il ne suffit pas. Par exemple l’une des plus célèbres conjectures, appelée hypothèse de Riemann, a été vérifiée sur dix mille milliards de cas mais n’est pas démontrée.

Dans les mathématiques contemporaines, les démonstrations prennent souvent des centaines de pages de raisonnements ardus. Comment certifier qu’elles sont correctes ? Un nouvel usage de l’ordinateur se développe avec les « assistants de preuve ».

L’un d’eux a le vent en poupe, poussé notamment par le théoricien des nombres Kevin Buzzard : au sein du projet Xena, toute une communauté travaille à nourrir le logiciel Lean de toutes les mathématiques du niveau licence. Entre 2020 et 2021, le nombre de définitions et de théorèmes y a doublé.

Cependant il est possible de faire apprendre aux assistants de preuve des notions beaucoup plus avancées. Fin 2020, le mathématicien Peter Scholze, spécialiste de géométrie arithmétique récompensé par divers prix dont la médaille Fields en 2018, lançait un défi à toute la communauté qui s’occupe de formaliser les mathématiques via les assistants de preuve: la communauté Lean mais aussi Coq (qui vient de recevoir le prix science ouverte du logiciel libre de la recherche), Isabelle etc. Le défi consistait à certifier l’une de ses démonstrations, dont Scholze n’était pas absolument certain lui-même. Le succès de cette histoire est notamment raconté dans Quanta Magazine (en anglais).

Mathématiques par Sylvie Benzoni, L’ordinateur permet de vérifier les preuves mathématiques, Sciences et Avenir – La recherche, janvier 2022.

Maths et genre

Nous sommes 6 femmes pour 48 hommes au rang de professeur des universités dans mon laboratoire de mathématiques : 11%, dans la moyenne nationale, qui stagne depuis des années.

C’est une situation inconfortable, propice aux comportements sexistes. Elle rend difficile pour les mathématiciennes de s’épanouir dans leur métier, qui plus est sous la menace du stéréotype selon lequel les hommes seraient meilleurs qu’elles. Un stéréotype qui a la vie dure, bien que déconstruit par de nombreux travaux sur l’éducation des filles et des garçons.

En 1928 le mathématicien Henri Lebesgue affirmait que l’étude des mathématiques « exige une initiative, une décision intellectuelle continuelle et c’est ce qui coûte le plus aux femmes », qu’il pensait « physiologiquement incapables » d’absorber « le vaste programme des hommes ». En 1966 le physicien Richard Feynman racontait comment il avait « réalisé que l’esprit féminin était capable de comprendre la géométrie analytique » en écoutant des étudiantes parler de tricot.

S’il n’y a aucun doute aujourd’hui sur le fait que le genre n’a rien à voir avec l’aptitude aux mathématiques, les métiers des mathématiques manquent de femmes. Avec des conséquences néfastes sur les évolutions de la société, comme par exemple la propagation des stéréotypes dans les systèmes d’intelligence artificielle.

Les initiatives en faveur des filles et des femmes en mathématiques se multiplient : « Filles et maths : une équation lumineuse », forums et prix dédiés aux femmes, règles de parité dans les instances universitaires, etc.  Avec des écueils et des effets modestes.

Le monde des mathématiques est vaste, mais aussi entretenu par un fort esprit de compétition : olympiades et concours élitistes, prix et médailles où de fait les filles et les femmes sont très peu représentées. La mathématicienne Eugenia Cheng suggère de changer ce monde, en le rendant plus « congressif », selon le terme qu’elle a inventé. Autrement dit, pour faire court, d’encourager la coopération plus que la compétition. Alors peut-être sera-t-il plus accueillant pour les femmes qui, comme elle et moi, n’aiment pas la compétition.

Mathématiques par Sylvie Benzoni, Il faut davantage de mathématiciennes, Sciences et Avenir – La recherche, novembre 2021.

Maths et justice

Droit et mathématiques sont deux disciplines ayant en commun une exigence de rigueur et de preuves, tout en étant sujettes aux erreurs. Si celles-ci peuvent être fécondes en mathématiques, les erreurs judiciaires sont dramatiques.

Le « sophisme du procureur » est une forme d’erreur judiciaire venant d’une erreur bien connue en mathématiques, qui consiste à mal estimer des probabilités conditionnelles, notion remontant à Thomas Baye au 18ème siècle. Des exemples retentissants au tournant du 3ème millénaire en sont les affaires Sally Clark, condamnée à tort pour avoir tué ses deux bébés, et Lucia de Berk, infirmière condamnée à tort pour le meurtre de patients.  

Un siècle plus tôt les mathématiques avaient été convoquées de manière erronée par Alphonse Bertillon dans l’affaire Dreyfus. Il fallut le plus grand mathématicien français du moment, Henri Poincaré, pour convaincre les magistrats des erreurs de calcul des probabilités somme toute élémentaires commises par Bertillon.

La notion de preuve en matière de justice revient régulièrement à décider si une coïncidence relève du pur hasard. Grand promoteur de l’application des probabilités à la vie sociale, le mathématicien Émile Borel insistait en 1914 dans son livre Le Hasard sur le fait qu’un événement dont la probabilité est très petite doit être considéré comme impossible lors d’une prise de décision.

Encore faut-il estimer correctement cette probabilité. Les experts judiciaires doivent bien entendu être capables de le faire. Cependant les juristes même devraient connaître les raisonnements probabilistes pour être en mesure de déceler les erreurs.

Selon le Portail universitaire du droit, les études juridiques requièrent rigueur et méthode. Aux lycéennes et lycéens souhaitant s’y engager, est indiquée l’importance du goût pour le raisonnement. Cependant les mathématiques ne figurent pas dans les spécialités de 1ère recommandées. Aussi la formation des futur·es juristes aux raisonnements probabilistes reste hypothétique.

La Recherche Maths par Sylvie Benzoni, Droit et mathématiques, Sciences et Avenir – La recherche, septembre 2021.