Réflexions

Réflexions personnelles

Cette page est destinée à collecter quelques réflexions personnelles sur les mathématiques.


Pourquoi j’aime les maths ?

D’abord, est-ce que j’aime les maths ? Indéniablement.

Depuis toujours ? Je dirais que ça remonte à la classe de 5ème, quand on a commencé à faire du « calcul littéral » (avec des lettres) et à étudier des choses « abstraites » : les injections, les surjections etc. Oui, il me semble bien que j’ai appris ça en 5ème,même si je n’ai plus mes cahiers pour vérifier ! Il faut dire que je suis de la génération qui avait manipulé des ensembles, ou plutôt des « patates » à l’école primaire. Y ajouter des flèches ne m’a pas paru difficile.

Est-ce que j’ai toujours aimé les maths ? (Ce qui n’est pas tout à fait la même question !) Ce n’est pas si clair, car à un moment j’ai voulu les arrêter. J’étais déjà chercheuse, je patinais, j’en avais marre, je voulais faire autre chose. En cherchant d’autres voies je me suis rendue compte que le plus important pour moi était la transmission : à défaut de produire de nouvelles mathématiques, j’aimais transmettre celles que je connaissais, voire celles que je ne connaissais pas encore et que j’étais curieuse d’apprendre.

Alors pourquoi cette curiosité toujours renouvelée ? Pourquoi j’aime toujours les maths ?

La réponse courte est que les maths sont une nourriture vitale pour ma tête. Si je développe, je dirais que les mathématiques sont aussi bien une manière de voir le monde, des lunettes pour comprendre et étudier les phénomènes qui nous entourent, qu’un moyen de s’échapper de ce monde, en construisant des concepts ou objets au-delà de toute réalité « concrète ». Bon mais cette réponse pourra sembler un peu trop « intello ». Pour donner envie à celles et ceux qui n’y trouvent aucun intérêt ou trouvent les maths inaccessibles, je me dois de donner d’autres raisons pour les aimer.

Comprendre

Je me rappelle qu’avant de choisir mon orientation post-bac, il y a bien longtemps, un truc qui me plaisait dans les maths, c’est qu’il n’y avait pas à se farcir la tête (tiens, farcir ou nourrir la tête, que de métaphores alimentaires !) en apprenant des cours par cœur. Contrairement à l’image que j’avais des études de médecine ou de droit, par exemple (ça tombait bien, je n’avais aucune envie de faire du droit ou de la médecine). J’ai donc choisi d’aller dans une classe préparatoire scientifique à forte dominante maths (on ne disait pas encore MPSI, c’était « maths sup ») et je ne l’ai pas regretté. C’était beaucoup de travail, mais le plus important était de comprendre, pas d’apprendre. Cela me convenait très bien.

La mathématicien David Bessis était sans doute encore au collège à ce moment-là, mais je constate que j’étais tout à fait en phase avec ce qu’il écrirait presque 40 ans plus tard, notamment ces phrases, reprises par Bénédicte Bourgeois dans la recension de son livre Mathematica (Seuil 2022):

La première approche consiste à traiter les mathématiques comme un savoir. Les énoncés mathématiques sont des informations qu’il s’agit de connaître et de savoir restituer […].

La seconde approche consiste à refuser d’apprendre […]. La seule fonction des énoncés mathématiques est de susciter des images mentales, et seules ces images mentales permettent de comprendre. Une fois qu’on a les bonnes images mentales, tout le reste devient évident.

Je suis toujours en phase avec cette seconde approche, que je trouve bien plus désirable. Attention au passage, je ne prétends pas avoir toujours réussi à me construire de bonnes images mentales. C’est peut-être pour cette raison que j’ai trouvé mes limites dans certains domaines des mathématiques, qui me plaisaient pourtant, comme la géométrie. Eh oui, même si c’est un domaine où les images paraissent naturelles, lorsqu’on fait de la géométrie avancée, on ne peut pas tout dessiner : il faut aller plus loin dans sa tête ! J’ai d’ailleurs été impressionnée par la « vision » qu’en avait un enseignant aveugle, lorsque je préparais l’agrégation : un jour où nous avions du mal à comprendre une démonstration, il nous déclara comme une évidence qu’il fallait juste « retourner la tête » !

Nul besoin cependant de faire maths sup, encore moins de passer l’agrégation de maths, pour chercher à se forger des images mentales. À chaque niveau on peut s’entraîner à « retourner la tête », et prendre plaisir à comprendre des maths. Et c’est ce qui compte : trouver du plaisir à défier son cerveau à chaque fois qu’on rencontre une nouvelle notion, un nouveau raisonnement. C’est un plaisir renouvelé lorsque tout s’éclaire subitement, une expérience que David Bessis décrit en utilisant le mot savant « épiphanie » et qui fait un bien fou. Cela peut arriver à l’école, en faisant ses devoirs, en lisant un magazine ou un livre, en regardant une vidéo, etc. Si ça permet d’aller plus loin en maths, tant mieux, mais ce n’est pas obligé non plus. Comprendre des maths nous rendra toujours plus fort ou forte dans la vie, j’en suis profondément convaincue.

Définir

Ce qui me plaît aussi en maths, si je compare à d’autres matières scolaires scientifiques comme la physique ou la biologie, c’est qu’on définit « proprement » ce dont on parle (pardon aux profs de sciences physiques ou de SVT si je les choque). Une définition mathématique est en général bien plus claire qu’une définition du dictionnaire, souvent circulaire.

Par exemple, que veut dire « aimer » ? Si l’on prend la définition « être amoureux », on tourne en rond car « amoureux » signifie « qui éprouve de l’amour ». Si l’on choisit celle qui correspond mieux à la question posée ici, si « aimer les maths » c’est « avoir du goût pour les maths », que cela signifie-t-il ? Outre le goût de la nourriture, le goût peut se définir comme la « faculté d’apprécier le beau » (mais qu’est-ce que le beau ?) ou une « préférence », ce qui semble un peu réducteur : je peux « aimer » les maths sans les « préférer » à toute autre chose[1].

Bref, les mots de la langue ordinaire sont très difficiles à définir. Les mots de la langue mathématique sont en principe mieux définis. Une définition mathématique s’appuie certes sur des mots préalablement définis (par exemple pour définir un cercle, j’ai besoin des notions de point, de distance et de lieu), mais on avance, on ne revient pas à la case départ. C’est ce qui permet d’ailleurs de « formaliser » les maths sur ordinateur, une activité en pleine effervescence dans la communauté mathématique : les définitions sont programmées les unes après les autres et le dictionnaire mathématique grandit sans se mordre la queue.

Alors bien sûr, c’est un point de vue un peu biaisé, de dire que les définitions mathématiques sont bien propres. Car l’histoire des maths montre que les notions mathématiques sont rarement bien définies au début. Mais au fil des années, parfois des siècles, elles mûrissent pour atteindre un stade où elles sont communément admises et partagées par les mathématiciennes et mathématiciens.

Bâtir

Les mathématiques sont comme un édifice bâti sur ces définitions, assorties d’axiomes, c’est-à-dire de propriétés que l’on s’autorise à admettre, comme le fait que « il existe toujours une droite qui passe par deux points du plan » (vous le reconnaissez, cet axiome ?). J’aime beaucoup cette idée de bâtir. Même s’il y a une part d’arbitraire dans le choix des axiomes, on a vraiment l’impression de bâtir sur du solide. Au pire on fera une autre maison si on change d’axiomes. Je crois que c’est la troisième raison pour laquelle j’aime les maths : il y a un côté manuel, d’assembler des briques (ou des pièces de puzzle, comme vous préférez) mathématiques, et j’adore les travaux manuels !

D’ailleurs, je voudrais m’adresser aux jeunes plus intéressés par les métiers dits manuels (par exemple : dans le bâtiment, en chaudronnerie, carrosserie, mécanique…) que par les maths : à mon avis, plus vous serez à l’aise en maths, plus vous vous ferez plaisir en construisant, en façonnant, en réparant…, car les maths s’ancrent aussi dans le concret.

Ceci vaut pour beaucoup d’autres métiers, artistiques notamment, ou plus généralement pour des activités créatives a priori bien distinctes des maths : architecture, dessin, design, graphisme, musique, sculpture, etc. Bien sûr on peut les pratiquer sans être experte en maths, mais une certaine dose de culture mathématique aide à les voir autrement. Ce fut par exemple une découverte chez une personne de mon entourage faisant de la vannerie.

J’ai eu l’occasion, au cours de la conception de l’exposition permanente de la Maison Poincaré, d’allier ces trois aspects que j’aime dans les mathématiques : comprendre, définir, bâtir. Nous avons collectivement bâti un programme muséographique riche autour des mathématiques. J’ai dû défier mon cerveau pour comprendre des sujets que je ne connaissais pas, me creuser la tête pour donner des définitions intelligibles et expliquer des notions mathématiques à des non-spécialistes.

Et puis, en marge de ce travail enthousiasmant et néanmoins très sérieux, j’ai consacré une bonne partie de mes loisirs à concevoir et fabriquer des objets mathématiques : j’ai découpé, colorié, peint, cousu, plié, etc. En particulier, je me suis beaucoup amusée à me retourner le cerveau pour aboutir à un Rulpidon enneachrome, version coloriée selon des règles mathématiques avec 9 couleurs (comme son nom l’indique) d’une sculpture d’Ulysse Lacoste baptisée par lui Rulpidon, le Rulpidon étant le symbole de la Maison Poincaré.

Faire des maths avec les mains, c’est ce qui me plaît par-dessus tout, même si c’est un peu loin de mon domaine de recherche (les équations de la physique, pour faire court), qui lui me sert de lunettes pour voir le monde.


[1] Ceci fait écho à ce qu’écrivait Claire Lommé dans le numéro 1 du Petit Évariste.

Ce texte est paru dans le numéro 5 du Petit Évariste, journal fondé et porté par Gilles Gourio, professeur de mathématiques au Collège Becquerel à Avoine (Indre et Loire).